XVIIème session – Partie 2 – Chapitre 9 : Le rayonnement de la France

PARTIE 2 : LES DÉFIS DE LA FRANCE DU 21ème SIÈCLE 

CHAPITRE 9 : LE RAYONNEMENT DE LA FRANCE

La chute du mur de Berlin en 1989 sonne le glas d’un ordre mondial défini dans un Yalta articulé autour des deux hyperpuissances alors en devenir et ouvre une période de triomphalisme pour les seuls États-Unis avec la mise en avant de leur modèle de démocratie libérale. À Washington, Francis Fukuyama questionne sur la possible « fin de l’Histoire » puisqu’un seul modèle aura subsisté et le monde occidental s’enthousiasme pour la découverte de la mondialisation heureuse. Pour une durée brève.
À peine advenu, ce « nouveau monde » ne fait déjà plus l’unanimité. Pendant que certains s’émerveillent d’une fluidité sans entrave, d’autres accusent une mondialisation sortie de ses rails et lancée dans une course folle, sans repères, sans contrôles, illisible, imprévisible. S’ouvre alors une période de transition, remplie d’incertitudes.

Si la perspective d’un conflit mondial dans l’esprit des deux précédents semble s’éloigner, les conflits régionaux se succèdent, la violence d’une société en période de transition et d’incertitude progresse, les institutions internationales nées sur la base du règlement du précédent conflit mondial et des menaces d’alors manquent d’une légitimité nouvelle. Les rêves d’une communauté internationale capable d’imposer un ordre humanitaire ou politique se heurtent sans cesse à la résistance des souverainetés nationales, parfois chèrement acquises ou récupérées depuis peu. Seule la réconciliation Franco-allemande suivie de la constitution d’une alliance stratégico-économique structurant l’Union Européenne échappe à la désarticulation du monde.
La crise pandémique de la Covid révèle ce monde sans amarres et sans cap, où chacun agit seul et désordonnément, à l’instar des grands États marquant ainsi l’affaissement du multilatéralisme devenu une démonstration diplomatique davantage qu’une démarche de construction relationnelle, institutionnelle et opérationnelle. Les organisations internationales se sont avérées incapables d’anticiper la crise et de remplir la mission protectrice qui leur était confiée depuis leur création. Accusées d’être trop inféodées pour certaines, paralysées par leurs divisions internes pour d’autres, victimes de leur mode de désignation de leurs dirigeants pour les troisièmes. Pourtant, les faiblesses du modèle étaient perceptibles depuis longtemps mais satisfaisaient au fond les puissants et ceux qui pensaient l’être, au détriment des États les moins avancés qui n’avaient de toute façon pas voix au chapitre. « Multilatéraux quand nous le pouvons, unilatéraux quand nous le devons », le vœu pieu de l’ancienne Secrétaire d’État américaine Madeleine Albright, aujourd’hui qualifié d’état de « mort cérébrale »(24), semble si loin…
Si la crise achève de révéler la disparition des institutions du monde d’hier et les champions d’aujourd’hui qui ne sont pratiquement que des institutions privées, ses conséquences profondes ne se feront sentir que sur quelques années. Parmi celles-ci et en premier lieu l’impact immédiat des événements sur les choix démocratiques, comme le manifeste probablement la défaite de Donald Trump aux États-Unis. Mais aussi les conséquences sur l’État des Nations et leurs capacités intrinsèques de réaction face aux nouveaux défis. Aussi l’utilité des plans construits face à la destruction de valeur économique engendrée par neuf mois de quasi-paralysie des échanges internationaux. Naturellement, l’explosion du poids et de l’impact des opérateurs du digital. Et enfin sans recherche d’ordre de priorité, les tensions régionales apparues au cœur de la crise, les conséquences sur les relations de vassalité au cœur de la rivalité sino-américaine, l’avenir de l’Europe et de son architecture, la détermination des nouvelles institutions mondiales centrées sur les périls en vue – pandémie, climat… – et disposant de moyens de coercition légitimes, l’éventuelle recherche du ou des responsables à l’origine du virus, etc…
Les conséquences de la Covid-19 ne se feront sentir qu’à moyen terme et, s’agissant de la séquence en cours, la clarification ne sera complète qu’à l’issue de plusieurs étapes. L’élection américaine de 2020 fut la première. Reste encore à appréhender les effets du plan de relance en Europe et l’aggravation des tensions en de nombreux points du globe même si les bases d’un nouveau triangle mondial Chine – États-Unis – Europe semblent avoir été posées.
Ce triangle est-il appelé à demeurer structurant pour les prochaines années ? Les institutions internationales vont-elles réussir à renaître et sous quelle impulsion? Dans cet espace encore incertain, quel rôle peut jouer la France pour défendre ses intérêts? Avec quelles ambitions, quelle capacité d’action et surtout quels partenaires? Et la fameuse maxime de Charles de Gaulle puisée dans ses Mémoires de Guerre (1959): « Vieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche, mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau! » a-t-elle encore sa place au 21ème siècle?

Quelle stratégie européenne pour la France

S’il semble acquis que la pandémie contribuera à redéfinir les termes de la rivalité sino-américaine, il est également certain qu’elle constituera un test pour l’Union Européenne.
Dans un premier temps, ce sont les faiblesses et les divisions de l’Union qui ont été mises en évidence: mauvais réflexes des institutions, manque de solidarité entre États membres, aggravation des clivages Nord/Sud et Est/Ouest. La Commission, sur le plan budgétaire, et la BCE, sur le plan monétaire, ont tenté de compenser ces erreurs initiales en annonçant des décisions très fortes (25) dont le processus d’approbation n’a pas échappé à la lancinante illustration des conflits internes entre pays dopés par les relents nationalistes observés en particulier en Europe de l’Est et du Sud.
Volonté européenne face aux réticences nationalistes, il ne faut en aucun cas sous-estimer le défi auquel l’UE est confrontée. Sa chance serait-elle que la prospérité des pays européens au cours du XXIe siècle dépendrait exclusivement du renforcement de la décision coordonnée des nations et de leur parfaite coopération en tous domaines? En tout cas, le sort de l’Europe se jouera dans les prochaines années certes sur le terrain économique, mais davantage sur le terrain politique. Si la puissance du marché unique semble constituer le vrai ciment de l’Union Européenne, l’inclination vers une « Europe politique » a pris un jour nouveau avec la multiplication des initiatives franco-allemandes. Cependant, les mois à venir devraient marquer un moment crucial pur l’Europe, qui devra faire entendre sa voix sur les grands sujets mondiaux que sont la souveraineté économique, les frontières, les migrations ou encore le changement climatique.

La période qui s’ouvre est donc certainement celle de la plus grande opportunité de l’UE qui pourrait devenir un laboratoire de la conciliation entre souverainetés nationales et intégration continentale, résilience et ouverture, sécurité et liberté.
Dans ce contexte, l’approfondissement politique de l’Union Européenne doit-il toujours constituer un objectif politique pour la France, si tant est qu’il l’ait jamais été?
Gabriel Robin, dans la revue Le Débat (n°210), évoque ainsi le risque pour la France de faire « fausse route » en persévérant dans cette voie. Il rappelle qu’à la Renaissance, la France s’est laissée prendre au mirage italien, alors que l’avenir « n’était pas au-delà des Alpes mais davantage au-delà des mers, sur les rivages du nouveau monde. »
Alors qu’une nouvelle ère géopolitique semble débuter, s’interroger sur la stratégie de la France face à l’Europe revient à s’interroger sur l’idée que la France doit se faire de son pouvoir d’influence et de sa propre route. Selon que l’on s’accorde sur une Europe qui gagnerait davantage en autorité et en autonomie par rapport aux États ou que les États nationaux sont les acteurs indépassables du siècle à venir, quelles pourraient-être les priorités françaises pour s’affirmer et se singulariser au sein d’une entité européenne renforcée dans le concert des nations? Et parallèlement à l’Europe, la France a-t-elle vocation à renouer avec son envergure mondiale et à inspirer le monde comme elle a pu le faire en 1789, 1848, 1958?
David Djaïz, essayiste et enseignant à Sciences-po, à travers un article de la Revue Politique et Parlementaire intitulé « Ni chêne, ni roseau » exprime la persistance de l’idée selon laquelle la France aurait une destinée particulière et pourrait ainsi « redevenir la nation championne du multilatéralisme », susceptible d’inspirer le monde en faisant « avancer les grandes causes universelles » et alors que la France reste l’un des pays les plus actifs en ce qui concerne le traitement des enjeux globaux.
À l’heure d’une fragmentation géopolitique accrue et du retour en grâce des États nationaux, la défense du multilatéralisme pourrait-elle être un levier diplomatique efficace pour la France ? La défense de cette cause ne serait-elle pas plutôt le témoignage de son affaiblissement?
C’est l’avis de Jean-Louis Bourlanges, député des Hauts de Seine, qui témoigne – à travers une étude critique parue dans le n°174 du magazine Pouvoirs et intitulée « Une certaine idée de la France » – de l’importance de l’atlantisme et de l’intégration européenne comme seuls moyens pour la France de continuer à peser dans les affaires du monde, alors qu’elle doit renoncer aux premières places et prendre acte de son nouveau statut. Ce débat rappelle celui qui était en 1958 lorsque le Général de Gaulle revint aux responsabilités avec sa vision d’une France grande qui était déjà largement contestée au sein même de la Nation française par les partisans de l’internationale communiste d’un côté et les fervents atlantistes de l’autre.
Dans une vision pragmatique de notre action extérieure, l’Union européenne reste un levier indispensable pour une maîtrise des conditions de la concurrence internationale (accès aux marchés, réciprocité, réindustrialisation dans certains secteurs, etc.) que permet son poids économique et démographique et donc son influence dans la régulation de la mondialisation.
Cependant, l’intensification de la rivalité sino-américaine devrait signifier une compétition accrue entre les États-Unis et la Chine dans le domaine normatif, risquant de marginaliser l’UE, alors qu’il s’agit là de l’un de ses rares points forts.
Pour retrouver une crédibilité et une parole forte, la France devrait-elle d’abord et avant tout redresser son économie afin de ne jamais se retrouver aux marges d’une situation de dépendance vis-à-vis de l’Europe qui lui ferait perdre immédiatement sa position de leadership avec l’Allemagne?
À cet égard, le défi est de taille mais il est indispensable tant le « couple » franco-allemand est au cœur de l’Union européenne et en détermine l’évolution.

Quels défis internationaux pour la France

À côté des enjeux géopolitiques traditionnels, il convient de mettre en lumière quatre grands défis géopolitiques complémentaires que la France pourrait vouloir relever dans les prochaines décennies.

1. Construire une relation stable et durable avec la Russie.
Que la Russie soit rejetée dans l’orbite chinois et l’Europe enfermée dans l’ensemble atlantique et le reste du monde sera inévitablement attirée par l’un ou par l’autre des deux blocs. De la simple rivalité entre deux nations on passera alors au duel de deux moitiés du monde. La France y perdrait de fait son indépendance et la maîtrise de sa sécurité. La France est un des rares pays qui soient en position de dévier le cours des choses et d’œuvrer à un rapprochement avec la Russie. Le retour d’une situation « bloc à bloc » n’aurait meilleur antidote qu’une Europe de « l’Atlantique à l’Oural » et même jusqu’à Vladivostok.
Elle serait ainsi assez forte pour se soustraire à l’attraction de Pékin et Washington et assez exemplaire pour amener le reste du monde à préférer l’indépendance à la vassalité. Cela passe par la France et la Russie de gestes francs et sans retour.

2. Investir dans une relation forte avec l’Inde.
Dans cet enjeu, le Brexit et avec lui une marginalisation relative du Royaume-Uni a réouvert le jeu des influences en Inde dans lequel l’Europe et la France pourraient y trouver une opportunité. Ces dix dernières années, l’Inde s’est hissée au rang des pays connaissant l’essor le plus important au niveau mondial. La fracture qui s’élargit entre la Chine et le reste du monde met indirectement l’Inde en valeur sur la scène internationale: les deux pays ont la même population, environ 1,4 milliard d’habitants et sont ennemis sur terre et sur mer. L’Inde est un acteur géopolitique régional majeur dont tire partie d’ailleurs les États-Unis. Lorsqu’en 2008, l’Inde signe un accord de coopération sur le nucléaire civil avec les États-Unis, devenus son plus important partenaire, la Chine et le Pakistan réagissent quelques mois plus tard en signant un accord bilatéral semblable. L’Europe, par sa capacité à accompagner l’Inde dans sa transformation technologique et environnementale peut se présenter en interlocuteur de premier plan. La France dans ces conditions pourrait profiter de cet immense marché pour renouer avec un lien géopolitique historique, valoriser ses acteurs industriels et approfondir la collaboration militaire, notamment navale.

3. Relancer la relation avec l’Amérique du Sud.
Au cours des trois dernières décennies, l’Amérique latine a connu de profondes évolutions politiques et économiques. Après la décennie des démocratisations, celle des années 80, sont venues les grandes réformes économiques, les privatisations, l’ouverture aux investissements étrangers et à la compétition mondiale. Les défis auxquels sont aujourd’hui confrontées les sociétés latino-américaines sont encore considérables: faire en sorte que le développement de modèles originaux de gouvernance débouche sur un véritable contrat social, imposer l’État de droit face aux dérives qui le menacent et à la violence qui le sape parfois, apporter aux enjeux globaux du climat, de l’environnement ou de la santé une réponse à la hauteur des ressources et des vulnérabilités de la région. L’Union européenne est aujourd’hui principal donateur d’aide au développement en faveur de l’Amérique latine. Or, l’Amérique du Sud possède d’immenses ressources naturelles (pétrole, gaz, lithium, ect.) mais aussi et surtout au regard des enjeux de l’agriculture mondiale, l’Amérique du Sud reste le continent le plus prometteur en termes de production agricole. Le continent sera l’un des seuls capables de répondre à la hausse de la demande alimentaire dans les années à venir. D’autant que la demande par habitant ne cesse d’augmenter dans les huiles végétales, la viande ou les céréales. L’Argentine, le Brésil ou encore le Chili en sont les principaux producteurs. L’influence culturelle de la France en Amérique latine a permis au pays d’établir précocement un dialogue politique fructueux, pilier central du partenariat que le pays entretient de longue date avec les différents pays latino-américains. La grande tournée régionale du Général de Gaulle en 1964, appelant à « un resserrement des rapports entre l’Amérique latine et la France pour aider le monde à s’établir dans le progrès, l’équilibre et la paix », est encore présente dans les esprits. La crise de la dette des années 1980 entraîna un certain repli des entreprises françaises dans la région, mais dès les années 1990 les flux d’investissements directs, tout comme nos échanges avec les différents pays du continent, connurent un essor considérable. Aujourd’hui, avec la crise qui s’annonce, le Continent ne doit pas être oublié et constitue un enjeu majeur pour le développement des nouveaux cercles d’influence régionaux.
Le quatrième défi est celui du continent africain. Il nous semblait nécessaire d’y accorder une large place qui fait l’objet des pages qui suivent.