XVIIème Session – Partie 2 – Chapitre 7 : Le devoir de Fraternité comme socle de l’esprit de nation

PARTIE 2 : LES DÉFIS DE LA FRANCE DU 21ème SIÈCLE 

CHAPITRE 7 : LE DEVOIR DE FRATERNITÉ COMME SOCLE DE L’ESPRIT DE NATION 

« La liberté, c’est le droit, l’égalité, c’est le fait, la fraternité, c’est le devoir. Tout l’homme est là.»
Victor Hugo, Le droit et la Loi, 1875

Les trois vertus inscrites dans la devise de la République française, l’usage veut que la fraternité soit citée en dernier alors que les Français à l’instar de nombreux peuples occidentaux à travers le monde lui sont particulièrement attachés. Elle est ce qui vient corriger les insuffisances d’une égalité qui ne serait qu’une égalité de droit et d’une liberté qui pourrait n’être que formelle, selon les périodes. Dans ce sens la fraternité est ce qui devrait introduire de l’humanité dans le corpus social et législatif l’espace républicain. Elle reste pourtant une notion très théorique, en partie indéfinissable, et même ambiguë.

La fraternité trouve sa place au sein de la famille, d’une structure collective où elle peut se caractériser par la mise en commun du travail et des ressources de chacun, d’une communauté de travail. Elle procède par l’acte consistant à considérer l’individu à côté de soi comme une personne à qui l’on apporte attention et respect, une personne en difficulté ou en danger, ou non, en vertu d’un sentiment d’empathie, de compassion devant la souffrance d’un être humain. Cette empathie n’exige aucune réciprocité; la fraternité trouve sa récompense dans la satisfaction du devoir accompli et dans l’idée que la personne aidée aurait agi de la même manière si on avait été à sa place. À l’échelle individuelle, qui est son seul niveau authentique de manifestation, la fraternité se révèle par un sentiment dont la construction a nourri des bibliothèques, et qui fait que la souffrance d’autrui, le malheur qui le frappe, l’injustice dont il est victime, peuvent toucher au plus profond de soi-même, alors qu’ils ne concernent pas chacun directement.
D’une certaine façon, l’idée de fraternité d’un peuple revient à affirmer qu’au-delà des clivages inévitables qui peuvent séparer les hommes ou les communautés humaines, quelque chose de plus solide invite à reconnaître dans tout autre homme un autre soi-même comme faisant partie d’une même « famille », celle formée par le rassemblement sur un territoire dont une continuité lui donne forme et consistance. La fraternité tend à mettre en avant ce lien proprement humain qui, sans les faire disparaître, transcende toutes les différences, toutes les oppositions et tous les conflits et doit permettre de générer les valeurs de solidarité et d‘engagement.
La fraternité doit en principe assurer la solidité du lien social dans une communauté. Nos systèmes de sécurité sociale-famille-retraite, de redistribution fiscale et de transferts sociaux ont été bâtis sur le principe de solidarité sur lequel reposent en grande partie les droits sociaux inscrits dans le préambule de la Constitution de la Vème République. Son ampleur directement issue des accords à la fin de la seconde guerre mondiale marque l’importance accordée à l’époque à la nécessaire cohésion de la société. Elle se traduit par l’existence de dispositifs visant, par exemple, à assurer un secours à ceux qui sont dans le besoin ou en danger, à organiser un système de santé publique, à indemniser ceux qui connaissent des situations de chômage contre leur volonté, à assurer l’existence de ceux qui ne sont plus en état de travailler, à offrir un asile à ceux qui ne sont plus capables de gérer seul leur existence – et d’une manière générale à contribuer par l’impôt aux nécessités collectives. Mais cette solidarité, dont l’existence est évidemment essentielle, repose sur des dispositifs impersonnels qui questionneraient si l’image mythique de la fraternité d’un peuple n’était pas régulièrement appelée.

Or la fraternité donne à la dimension de solidarité une chaleur affective qui en fait autre chose que la simple application mécanique de dispositifs institutionnels. Elle découlerait ainsi d’un sentiment collectif. Pour qu’elle puisse s’exercer pleinement, la fraternité doit ainsi trouver sa place dans un récit national qui manifeste un attachement à un projet collectif vecteur d’une cohésion nationale et c’est justement cet élément qui est au cœur des difficultés du renouvellement du principe de fraternité. Ainsi, les discours nationalistes devraient logiquement favoriser la fraternité au sein d’une Nation. Mais la stigmatisation, qui est leur moteur, allié avec la tendance naturelle à l’individualisme crée un fossé naturel entre le nationaliste et la fraternité.
Tandis que le sentiment de défiance croît entre ceux qui gouvernent et les gouvernés, le peuple ne se reconnaît plus dans les personnes qu’il a pourtant désigné pour assumer les responsabilités collectives ce qui affaisse de facto l’incarnation du pouvoir. De ce fait, le récit national ne semble plus trouver d’écho ni de chemin pour réenchanter l’esprit de Nation et de fraternité. Le discours de l’imaginaire collectif censé assurer l’unité de la communauté n’est dès lors ni perceptible ni audible. La défiance s’exprime déjà à travers de nombreux leviers, qu’ils soient politiques comme l’abstention électorale, ou plus radicaux comme les phénomènes d’hyper-violence. Elle se caractérise aussi par l’affaiblissement des croyances collectives, fruit d’un désenchantement progressif vis-à-vis du contrat est social et dans une certaine mesure de la démocratie représentative. Celle-ci est-elle encore à même d’agréger les hommes entre eux et de fonder le vivre ensemble? Tous ces symptômes ne sont-ils pas autant de témoignages d’un malaise plus profond encore? L’individualisme tant désiré ne serait-il pas néfaste à l’unité des nations et à leur pérennité?
Une enquête publiée début avril par Le Cevipof (20) constate ainsi que l’état d’esprit des Français est celui de toutes les inquiétudes: la méfiance, la morosité, la lassitude et la peur seraient les quatre caractéristiques principales de leur état d’esprit actuel. Alors que le tragique de l’histoire se rappelle à chacun d’entre nous, les Français semblent redouter cette solitude existentielle cultivée depuis plusieurs années. Pour conjurer ces peurs et ces défiances, attendent-ils pour autant de leurs représentants une prise en compte réelle de ce tragique? Est-ce à ce prix que la confiance politique pourrait être retrouvée? Se poserait alors la question des moyens à mettre en œuvre pour recréer un sentiment collectif face au besoin d’affirmation des différences? Ce sentiment collectif doit-il être imposé ou au contraire s’effacer derrière les segmentations? Doit-on s’efforcer de créer une harmonie de façade ou est-il préférable, pour empêcher la guerre entre communautés, de favoriser leur éclosion multiple?
À l’échelle nationale, la fraternité pose d’autre part la question du contrôle des flux migratoires et des possibles mesures de protection contre l’immigration clandestine, celle aussi du droit des étrangers régulièrement installés sur le sol français, confrontés au processus d’intégration ou d’assimilation: la volonté de vivre ensemble est aussi la volonté de vivre « comme » l’ensemble or lorsque ce mode de vie n’est plus clairement défini du fait de revendications communautaires, n’est-ce pas l’affaissement qu’est-ce qui fonde en partie mais de façon centrale le principe de fraternité? L’objectif de l’homogénéisation comportementale de la collectivité nationale n’a jamais été cependant un objectif de la Nation d’autant qu’il semble correspondre de moins en moins à la réalité sociale du pays où n’ont pu être évitées les concentrations communautaires. Il résiste tout aussi mal aux revendications voire aux transgressions de plus en plus fortes, qu’elles soient régionales, culturelles ou religieuses. Ces questions qui confrontent la fraternité d’une communauté nationale construire sur le modèle d’un État-Nation au pluralisme culturel ou religieux ne pourraient-elles trouver de réponse que par la reconsidération justement du concept de fraternité? À la position traditionnelle de l’insertion dans la communauté par un parcours républicain bâti par des valeurs transmises par la famille et l’éducation, doit-on considérer une alternative? Deviendrait-il indispensable d’apporter des aménagements sur la manière de vivre ensemble pour reconstruire une fraternité?
Pour le sociologue Michel Maffesoli, l’absence actuelle de vision, d’idéal commun capable de rassembler toute une nation est manifeste et il apporte en réponse la liberté de construction de communautés qu’il nomme « tribus » dans une solidarité de proximité. Faudrait-il alors accompagner cet idéal de vie communautaire comme noyau nouveau de fraternité se substituant à la Nation, plutôt que le dénier? Les communautés peuvent-elles être de nouveaux intermédiaires, ou des substituts, offrir une nouvelle forme de sacré comme ont pu le faire les paroisses, les villages, les partis, les associations, les confréries, les communautés religieuses, qui aujourd’hui pour certains peinent à fédérer? Ou au contraire cette perspective n’est-elle que l’étape la plus avancée dans la dislocation complète de l’unité nationale? Et puis comment considérer une communauté facebook dont beaucoup sont fictives et servent des intérêts cachés? Comment marquer un esprit de fraternité avec des personnes qui ne se connaissent qu’à peine et se congratulent virtuellement sans jamais se côtoyer réellement? L’illusion de la fraternité est-il le destin des Nations?
Si le modèle français a été pensé et mis en œuvre sur la base d’une solidarité forte mue par un désir de fraternité sublimé, l’érosion du lien national est un défi social et politique qui vient se heurter à la poursuite de cet idéal, confronté de surcroît à un modèle d’état providence subissant une équation économique nationale de plus en plus compliquée.